2002
L’autre fils prodigue
Juillet 2002


L’autre fils prodigue

Nul d’entre nous n’est moins aimé de Dieu qu’un autre. Je témoigne qu’il aime chacun de nous, avec nos insécurités, nos anxiétés, notre image de nous-mêmes, etc.

L’une des paraboles les plus mémorables du Sauveur concerne un fils cadet sans jugement qui alla voir son père, lui demanda une partie du patrimoine, quitta la maison et dissipa son héritage « en vivant dans la débauche1 », selon l’expression des Écritures. Comme c’est toujours le cas, son argent et ses amis disparurent plus vite qu’il ne l’avait cru possible, et le jour terrible des comptes se présenta, comme c’est toujours le cas. Dans sa déchéance, il devint gardien de cochons. Il avait si faim, il était dans un tel dénuement, il avait tant perdu sa dignité, « qu’il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux ». Mais même cette consolation lui était refusée.

Les Écritures rapportent ensuite un fait encourageant : il rentra en lui-même. Il décida de retourner chez lui, dans l’espoir d’être accepté au moins comme serviteur dans la maison de son père. L’image touchante du père empressé et fidèle qui court à la rencontre de son fils et le couvre de baisers est l’une des plus touchantes et qui exprime le plus la compassion de toutes les saintes Écritures. Elle dit à chaque enfant de Dieu, égaré ou non, combien Dieu veut que nous revenions dans ses bras protecteurs.

Mais, pris par l’histoire du fils cadet, nous risquons, si nous ne sommes pas attentifs, de ne pas remarquer ce qui se rapporte au fils aîné. En effet, la première phrase de l’histoire que raconte le Sauveur dit : « Un homme avait deux fils. » Le Sauveur aurait pu ajouter : « qui étaient tous deux perdus et avaient tous deux besoin de rentrer au foyer ».

Le fils cadet est rentré, un manteau a été placée sur ses épaules, une bague lui a été passée au doigt quand le fils aîné entre en scène. Après avoir travaillé scrupuleusement et fidèlement dans les champs, il rentre. Le récit des deux retours parallèles, bien que ramenant les frères de lieux différents, est essentiel à la compréhension de l’histoire.

En approchant de la maison, l’aîné entend la musique et les rires.

« Il appela un des serviteurs [remarquez qu’il a des serviteurs] et lui demanda ce que c’était.

« Ce serviteur lui dit : Ton frère est de retour, et parce qu’il l’a trouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras.

« [L’aîné] se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d’entrer. »

Vous connaissez la conversation qui s’ensuit. Il ne fait pas de doute que la peine du père, causée par un enfant égaré, qui s’est enfui du foyer et s’est vautré avec des cochons est à présent aggravée quand il remarque que le frère aîné et plus sage, un héros pour le cadet, comme les aînés le sont toujours, est furieux que son frère soit revenu.

Ou, plutôt, l’aîné est furieux non pas tant que le cadet soit revenu mais que ses parents en soient heureux. Se sentant peu apprécié, et s’apitoyant peut-être sur son sort, ce fils fidèle, et il est extraordinairement fidèle, oublie un moment qu’il n’a jamais eu à connaître la saleté, le désespoir, la peur et le dégoût de soi. Il oublie un moment que chaque veau de la ferme lui appartient déjà, de même que tous les manteaux rangés dans les placards et toutes les bagues rangées dans les tiroirs. Il oublie un moment que sa fidélité a toujours été et sera toujours récompensée.

Mais à cet homme qui a quasiment tout et qui l’a acquis par son travail acharné et sa manière merveilleuse d’agir, il manque la seule chose qui aurait pu faire de lui l’homme accompli du Seigneur qu’il est presque. Il ne possède pas encore la compassion, la miséricorde et la charité qui accompagne la vision nécessaire pour se rendre compte que ce n’est pas un rival qui revient, mais son frère. Comme son père le supplie de le voir, son frère est quelqu’un qui était mort et qui est revenu à la vie. C’est quelqu’un qui était perdu et qui est retrouvé.

Il ne fait pas de doute que le fils cadet a été prisonnier, prisonnier du péché, de la stupidité et de la soue à cochons. Mais l’aîné vit lui aussi dans une sorte de prison, la prison de lui-même. Et, jusqu’à présent, il n’a pas réussi à en sortir. Il est vert de jalousie2. Il croit, à tort, que son père ne l’apprécie pas et que son frère le prive de ce qui lui revient. Il est victime d’un affront imaginaire. De ce point de vue, il est semblable à Tantale de la mythologie grecque : immergé dans l’eau jusqu’au menton, il souffre de la soif. Lui qui, jusque là était probablement très heureux de sa vie et de sa chance, est tout à coup très malheureux pour la simple raison que quelqu’un d’autre est aussi favorisé.

Qui donc murmure subtilement à notre oreille qu’un cadeau fait à quelqu’un d’autre diminue les bénédictions que nous avons reçues ? Qui nous fait penser que si Dieu bénit quelqu’un d’autre, c’est sûrement qu’il nous défavorise ? Nous savons, vous et moi, qui c’est. C’est le père de tous les mensonges3. C’est Lucifer, notre ennemi commun, qui continue de nous crier à tous, depuis toujours : « Donne-moi ton honneur4. »

On a dit que l’envie est le seul péché que nul n’avoue volontiers. Mais un vieux proverbe danois indique combien cette tendance peut être répandue : « Si l’envie était une fièvre, le monde entier serait malade. » Dans Les Contes de Canterbury, de Chaucer, le prêtre déplore ce péché parce qu’il va si loin que celui qui en est affligé est contrarié par tout, y compris par toute vertu, par tout talent, et peut être offensé par tout, y compris par toute bonté et toute joie5. Il nous semble que, plus les autres grandissent, plus nous devons diminuer. Malheureusement, il nous arrive d’agir comme si cela était le cas.

Comment cela se fait-il, alors que nous voudrions tant réagir autrement ? Je crois que l’une des raisons au moins est que, chaque jour, nous sommes soumis à diverses séductions qui nous disent que ce que nous avons est insuffisant. Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose pour nous dire que nous devons être plus beaux, plus riches, plus applaudis ou plus admirés que nous n’avons l’impression de l’être. On nous dit que nous n’avons pas amassé assez de biens matériels ou que nous ne sommes pas allés dans assez d’endroits amusants. Nous sommes bombardés par le message qu’on nous a pesés dans la balance des choses du monde et que nous ne faisons pas le poids6. Certains jours, c’est comme si nous étions enfermés dans un cagibi, à l’intérieur d’un grand et spacieux édifice, où la seule émission qui passe à la télévision est un feuilleton à l’eau de rose sans fin intitulé « Vaines imaginations7. »

Mais ce n’est pas ainsi que Dieu agit. Le père de cette histoire ne soumet pas ses enfants à des tentations. Il ne les mesure pas impitoyablement les uns par rapport aux autres. Il ne les compare pas les uns aux autres. Ses gestes compatissants à l’égard de l’un ne nécessitent pas qu’il retire ou refuse son affection à l’autre. Il est d’une générosité divine à l’égard de ces deux fils. Il éprouve de la charité pour tous les deux. Je crois que Dieu est à notre égard comme ma chère femme est à mon égard en ce qui concerne ma façon de chanter. Elle est une musicienne accomplie, extrêmement douée ; moi, je chante comme une casserole. Et pourtant je sais qu’elle m’aime énormément quand j’essaie de chanter. Je le sais parce que je le lis dans ses yeux. Ce sont les yeux de l’amour.

Un observateur a écrit : « Dans un monde qui compare constamment les gens, qui les classe comme plus ou moins intelligents, plus ou moins beaux, comme ayant plus ou moins de réussite, il n’est pas facile de croire en un amour [divin] qui ne fait pas de même. Quand j’entends des compliments adressés à quelqu’un d’autre, j’ai du mal à ne pas penser que je mérite moins d’en recevoir ; quand je lis que d’autres personnes sont bonnes et aimables, j’ai du mal à ne pas me demander si je suis aussi bon et aimable qu’elles ; et quand je vois remettre des trophées, des récompenses et des prix à d’autres, je ne peux éviter de me demander pourquoi cela ne m’arrive pas à moi8. » Nous voyons que si nous ne résistons pas aux sentiments ainsi engendrés, idéalisés par le monde, ils finiront par nous donner une vision amère et dévalorisante de Dieu ainsi qu’une vision destructrice de nous-mêmes. La plupart des commandements d’interdiction sont destinés à nous empêcher de nuire à autrui mais je suis convaincu que le commandement de ne pas convoiter est destiné à nous empêcher de nous nuire à nous-mêmes.

Comment pouvons-nous surmonter cette tendance si commune chez presque tout le monde ? Tout d’abord, nous pouvons faire comme ces deux fils et entreprendre de retourner au Père. Nous devrions le faire avec toute la hâte et l’humilité dont nous sommes capables. En chemin, nous pouvons compter nos nombreuses bénédictions et applaudir les accomplissements d’autrui. Surtout, nous pouvons servir autrui, ce qui est le meilleur exercice jamais prescrit pour le cœur. Mais tout cela ne suffira pas. Quand nous sommes perdus, nous pouvons « rentrer en nous-mêmes », mais il se peut que nous ne réussissions pas toujours « à nous trouver » et que, à jamais, nous ne puissions pas nous sauver. Seuls le Père et son Fils unique le peuvent. Le salut ne se trouve qu’en eux. Nous prions donc pour qu’ils nous aident, pour qu’ils sortent à notre rencontre, qu’ils nous prennent dans leurs bras et qu’ils nous amènent au festin qu’ils ont préparé.

Ils le feront ! Les Écritures abondent en promesses que la grâce de Dieu suffit9. Pour en bénéficier, nul besoin de se battre ou de concourir. Néphi déclare que le Seigneur aime tout le monde et qu’il a donné le salut gratuitement.

Il demande : «A-t-il commandé à qui que ce soit de ne pas prendre part à sa bonté ? » Il répond : « Non… tous les hommes ont cette possibilité, les uns comme les autres, et nul ne se la voit interdire [par lui]. »

« Venez toutes à moi, extrémités de la terre, achetez du lait et du miel, sans argent, sans rien payer10. » Tous ont droit aux mêmes bénédictions. Marchez dans la paix, Marchez avec confiance. Marchez sans crainte et sans envie. Soyez constamment certains de l’abondance des bénédictions de notre Père céleste pour vous.

Ce faisant, nous pouvons aider les autres, en priant pour qu’ils reçoivent des bénédictions, comme ils prient pour nous. Nous pouvons acclamer tous les talents et toutes les compétences, où qu’ils soient accordés, ce qui rendra la vie ici-bas plus semblable à ce qu’elle sera au ciel.

Cela nous aidera si nous nous souvenons toujours des vertus que Paul a classées succinctement par ordre d’importance : « Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance, la charité ; mais la plus grande des choses, c’est la charité11. » Il nous rappelle que nous faisons tous partie du corps du Christ, et que tous les membres, beaux ou faibles, sont aimés et indispensables. Nous ressentons la profondeur de sa prière pour qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais que les membres aient également soin les uns des autres. Et que, si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui, et que, si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent12. Ce conseil incomparable nous aide à nous souvenir que le mot « générosité », comme « généalogie », vient du latin, genus, qui signifie de la même naissance ou de la même espèce, de la même famille ou du même genre13. Il nous sera toujours plus facile d’être généreux si nous nous souvenons que la personne qui est favorisée est véritablement l’un des nôtres.

Mes frères et sœurs, je témoigne que nul d’entre nous n’est moins aimé de Dieu qu’un autre. Je témoigne qu’il aime chacun de nous, avec nos insécurités, nos anxiétés, notre image de nous-mêmes, etc. Il ne mesure pas nos talents, notre apparence, notre profession ou nos biens matériels. Il encourage chaque coureur, rappelant que c’est contre le péché que nous concourons, non les uns contre les autres. Je sais que, si nous sommes fidèles, un manteau de justice parfaitement ajusté est prêt et attend chacun14, un manteau blanchi dans le sang de l’agneau15. Puissions-nous nous encourager les uns les autres dans nos efforts pour remporter le prix. C’est là ma prière fervente. Au nom de Jésus-Christ. Amen.

Notes

  1. Voir Luc 15:11–32.

  2. Voir William Shakespeare, Le marchand de Venise, Acte 3, scène 2, verset 110.

  3. Voir 2 Néphi 2:18.

  4. Moïse 4:1.

  5. Voir Geoffrey Chaucer, The Canterbury Tales, éd. Walter W. Skeat, 1929, pp. 534–535.

  6. Voir Daniel 5:27.

  7. Voir 1 Néphi 12:18.

  8. Henri J. M. Nouwen, The Return of the Prodigal Son, 1992, p. 103.

  9. Voir Éther 12:26; Moroni 10:32; D&A 17:8.

  10. Voir 2 Néphi 26:24–28.

  11. 1 Corinthiens 13:13.

  12. Voir 1 Corinthiens 12:25–26.

  13. Henri Nouwen signale ce lien étymologique.

  14. Voir Esaïe 61:10; 2 Néphi 4:33; 9:14.

  15. Voir Apocalypse 7:14.